Le dernier roman de ma trilogie familiale avance à petits pas...
- Stéphane Aucante
- il y a 1 jour
- 8 min de lecture
Par vagues, en fonction du temps que me laisse le temps, j’avance sur FERDINAND ET FILS, 30 ANS SANS GLOIRE, mon troisième roman, et dernier tome de la trilogie romanesque inspirée de l’histoire de ma famille maternelle. Celui-là est plutôt inspiré de mon oncle préféré, qui s'appelait Ferdinand
Pour l’instant, "mon" Ferdinand va sur ses treize ans, mais en fait, c'est encore vraiment un enfant, handicapé qu’il est par une hydrocéphalie dont tout le monde se moque, son propre père en tête. Le roman, j'essaye de l'écrire à sa hauteur, tout le temps, sans jamais quitter son point de vue, et en travaillant un style parlé; mais je me demande si l'ensemble du parti pris n'est pas un peu "too much"... Alors, please, n'hésitez pas à me donner votre avis !
Pour ça, extrait :
« Maintenant, Ferdinand se tient devant l’école et ça lui pleut dessus. Avant, en quittant la ferme, ça neigeait plutôt, mais y a eu du vent puis il a fait plus chaud. Serré dans des vêtements trop petits pour lui, ceux que son grand frère Raymond a porté avant lui, Ferdinand a un peu froid et y souffle sur ses doigts ; y sentent encore l’odeur du foin donné aux vaches après la chicorée. Sur sa trop large tête, les gouttes de pluie font autant de bruit que sur le toit de l’école. La cour est vide et les classes pareil : ça fait longtemps que quatre heures a sonné au clocher de l’église. Ferdinand aime pas le curé du village mais, par contre, y l’aime bien ce clocher tout trapu, y trouve qu’y ressemble à un gros chien assis qui dort, ou plutôt à la niche du chien, ou plutôt non, au gras crapaud qui guette les insectes à gober au bord de l’étang Boursoule. Quand y dit ce genre de choses tout fort Ferdinand, que l’église pourrait bien se nourrir de libellules, que les pylônes des champs ont des martinets au bout des bras, que les vitres des fenêtres de la ferme sont tristes à en pleurer, que les nuages du ciel ont, suivant le vent, des formes d’arbalète, de sous-marin, d’éléphant ou de tipi indien — des choses que Ferdinand, il a vu qu’en images à l’école —, tous les gens lui gueulent qu’y sait dire que des sottises et que sa tête est pleine de merde, pas d’eau. Tous les gens sauf Blanche bien sûr, sa Blanchette-sœurette, et maman Lucette, qui parle plus beaucoup depuis qu’elle est souvent au lit.
« Pourquoi elle sort pas de l’école, Blanche ? C’est-y qu’une des bonnes sœurs l’a punie ? » Bien sûr que Ferdinand, y connait le chemin de retour à la ferme Gauthey, bien sûr qu’y pourrait rentrer tout seul, mais y préfère quand Blanchette est avec lui. Ensemble, y parlent, y chantent, et sa sœur l’aide pour les listes de vocabulaire et les tables de multiplication. Souvent, les mots des listes lui font mal à la tête, comme s’ils mettaient du poids dedans. Et les maths, il aime pas ça non plus Ferdinand, y préfère les nuages du ciel et les parties de pêche en bord d’étang. Par exemple, après dix, y sait que c’est court et simple, que c’est le chiffre qui dit combien d’enfants elle a vraiment eu maman Lucette — y paraît même qu’y en a qu’elle a pas eus, « qu’elle a pondus sans la coquille » qu’y dit le père — mais il a beau faire, Ferdinand se souvient jamais du mot qu’est ce chiffre-là. Après çui-là, y se souvient mieux parce que douze ressemble à Douce — sa vache préférée — et qu’à la ferme y sont treize à table quand y a personne en plus. Même quand le curé est là, y sont treize, parce que le curé, au fond, y compte pas. Et d’abord, ça sert à quoi de compter ? Surtout quand on regarde et qu’on rêve comme Ferdinand regarde et rêve. Lui, y voit les choses comme les autres les voient pas, et y paraît qu’y a un mot pour ça, c’est la sœur supérieure qui l’a dit. Elle a dit que le mot c’est « artiste ». De ce mot-là, Ferdinand se souvient bien ; çui-là, il a pas alourdi sa tête, sa tête trop grosse ; au contraire, c’est comme si ça lui avait mis de l’air qui sent bon et du rêve en plus.
« Ce qui est bizarre, se dit Ferdinand en attendant sa sœur, c’est que ma tête plus grosse, eh bien, elle permet même pas de se souvenir de plus de choses, de comprendre plus de choses. » Par exemple, y a des gros mots du père qu’y comprend même pas ; c’est pour ça qu’y lui en veut pas… Par contre, ce qu’il sait, c’est que sa tête l’empêche de courir aussi vite que les autres garçons de sa classe, même les plus petits. Parce que sa trop grosse tête est trop lourde. Parfois, Ferdinand, il aimerait bien décrocher sa tête comme on ôte un chapeau, mais y paraît que ça se fait pas. D’ailleurs, souvent, le père le regarde comme s’il était simplement mal élevé ou malpoli. Une fois il a même dit tout fort : « laid comme t’es, tu devrais t’excuser ! ». Blanche, elle, c’est la préférée du père. Il l’appelle sa « quarante », Ferdinand sait pas pourquoi. Y sait pas non plus pourquoi Blanche aime pas quand lui l’appelle Blanchette : elle dit que ce surnom, y fait bête. Mais Ferdinand sait bien qu’elle dit ça pour rien et qu’elle l’aime fort, très fort. Maman Lucette lui a même fait promettre, jurer, cracher, qu’elle veillerait sur lui jusqu’à la mort. Mais la mort, ça lui paraît vraiment loin à Ferdinand. Veiller pour écouter des contes, pourquoi pas, mais jusqu’à la mort… La bougie de la chambre à enfants, elle tiendra jamais jusque-là.
Ferdinand a envie de partir seul maintenant, pas parce qu’il est trop mouillé mais parce qu’arrive l’heure où les garçons du village ressortent après avoir fait leurs devoirs. Ces enfants-là, y sont comme leurs parents qui vivent au bourg : y z’aiment pas les gens des fermes. Et Blanchette, elle trouve qu’y z’utilisent trop de gros mots — Ferdinand sait pas pourquoi elle dit « gros » parce qu’y sont comme les autres ces mots, et même parfois très courts. « Kons. Gueus. Puttes, Chiet. » Les plus longs, ce sont : « Volleurs. Pouyeux. Manjemerde. Très-nœud-savate. ». Des mots qu’on dit mais qui s’écrivent pas — en tout cas, y les a jamais lus Ferdinand. Des mots dont y sait pas trop bien non plus ce qu’ils veulent dire — vraiment, Ferdinand préfère les images aux chiffres et aux mots — et qu’il garde dans sa tête derrière sa bouche. Blanche lui a même fait jurer de jamais les laisser sortir ces mots-là. Pareil pour après l’école : « Ferdinand, jure-moi de ne jamais rentrer à la ferme sans moi ». Elle prend toujours des sérieux airs quand elle dit des phrases comme ça, Blanchette ; ses yeux, y deviennent tout petits, tout noirs, et, derrière son nez qu’elle trouve trop long, on dirait qu’elle louche. Enfin, là, Ferdinand croit se tromper de mot : la louche, c’est ce que prend maman Lucette pour servir la soupe. Les mots de la cuisine, ça fait même partie des mots qu’il aime bien Ferdinand, et les odeurs aussi. Elles lui font venir des images en tête, comme celles de l’église-animale ou des nuages-objets. Ces images, et les phrases qu’il en tire, c’est ça manière à lui de voir la vie.
Ferdinand a faim et se dit : « si je rentre pas vite, maman Lucette va s’inquiéter ». Pour Blanche, elle s’inquiète jamais : c’est la plus grande des filles, et c’est la seule du chiffre avant douze enfants — sans compter les parents — à avoir le droit de conduire les vaches au pré. Pourtant, elle est moins grande que Ferdinand, mais au pré, c’est elle qui mène et lui qui suit ; et dans les pylônes, c’est toujours elle qui monte le plus haut : c’est que sa tête est légère… Même si elle est déjà pleine de mots. De beaux mots. D’où ça lui vient à Blanche, cet amour des mots ? Parce qu’à la ferme, des livres, y en a pas et que Le Pèlerin, ça compte pas, vu qu’y finit en papier-toilette dans la baraque à WC du milieu du jardin. Quand elle partira à la ville pour étudier Blanche, et qu’elle emmènera son « Fanan » avec elle comme elle a promis, ce sera au tour de Ninette ou de Marie-Louise d’aller avec les vaches. Parfois, quand sa sœurette Blanchette fait autre chose — la cuisine pour maman Lucette, la lessive pour le père — Ferdinand va seul au pré, avec le chien Filou. Le père dit que le nom du chien commence par la même lettre que le nom de son fafiot de fils parce que le chien est aussi corniaud que le fils, mais moins grand. Ferdinand est juste un peu plus grand que Blanche mais un peu moins que ses deux premiers frères — mais eux, y préfèrent les chevaux aux vaches et y garochent des cailloux à Filou. « Si Blanche revient pas, y va vraiment falloir que j’aille les rentrer tout seul les vaches. Ce serait la première fois… »
Allez, c’est décidé ! Ferdinand s’en va. En marchant, ses galoches à semelles de bois font floc-floc dans les flaques, et c’est pour ça qu’y faut pas qu’y court : le bois, ça glisse sur les pavés mouillés, et même sur le goudron. Mais avant d’arriver à la route en dur et toute noire, Ferdinand sait bien qu’il faut qu’y tourne à droite dans la rue à pavés en pente, celle où y a la boulangerie à bonbons ; et puis après, faut qu’y traverse la place avec l’arbre au milieu et, encore après, qu’il aille tout droit jusqu’à la gare orange. Ferdinand a fini par compter : entre l’école et la route, ça fait quatre cents soixante-six pas pour lui, et cinq cents vingt-trois pour Blanche, qui est plus petite puisqu’elle est moins grande. Au soixante-treizième pas d’après l’école, il entend les premières moqueries — « les sœurs, elles ont pas dû donner beaucoup de devoir pour demain… » — et y reconnait la voix : c’est celle du Jeannot. « Eh regardez ! Y est encore là le daibile ! Il a pas quitté le village, ce contagieux saligo ! Y va tous nous rendre aussi endouye que lui ! » Ensuite, des flocs-flocs se rapprochent. Et puis les deux frères Cochepin sortent de chez eux, près de la boulangerie. Alors Ferdinand court. Se concentre pour bien plier les genoux et poser ses pieds à plat pour pas glisser. « Eh, matez ça ! Y court comme un cheval ! » Il aimerait bien ça, Ferdinand, être un cheval, un âne même : ça a la tête fine ces bêtes-là, et la pluie leur fait pas mal au crâne, même quand elles courent. Dans le ciel, elles volent, Ferdinand en a déjà vues, entre un nuage-batteuse et un nuage-serpent. Des nuages qui font aujourd’hui cette pluie qui lui pique les yeux à Ferdinand. Mais y voit bien malgré tout que les deux Cochepin se campent au milieu de la rue et qu’y z ‘écartent les bras côte à côte : y veulent l’attraper le daibile et s’il ralentit, c’est sûr, y glissera. Mais ouf ! Madame Boucher, la boulangère, sort de sa boutique avec une pelle à pain dans ses mains pleines de rides. Le manche est très long et paf ! elle en donne un coup sur la tête au Mathieu, le plus jeune des frères Cochepin. Peut-être qu’après ça, il aura le même crâne que Ferdinand celui-là, et ce sera bien fait ! Et peut-être même qu’il aura aussi du mal avec les nombres après dix. Faut dire que pour compter les pas de l’école à la route, Blanchette l’a un peu aidé, son préféré frère…"
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