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Pour clore ma trilogie de "romans familiaux"

Fin 2020, j'arrivais au bout (ou presque) de l'écriture de mon premier roman, "Blanche, 4 fois 20 ans 2020" inspiré de ma grand-mère maternelle, fermière vendéenne et mère de onze enfants, et je me demandais : "pourquoi ne pas poursuivre la saga et écrire au moins une trilogie, en m'inspirant d'autres membres de ma famille maternelle ?"...


La réponse a été "oui" et j'ai donc poursuivi cette aventure romanesque "à rebrousse-poil" — c'est son titre — c'est à dire en remontant le temps. Ainsi ai-je traversé en 2022-2023 les années 80 avec "Eve et Louis, années Mitterrand", Louis étant le fils — unique... — de Blanche et le livre rend hommage à ma "fausse" grande-soeur, tata Mimi devenue tante Annie, personnage inspiré de la plus jeune des filles de ma grand-mère — mais dans "Eve et Louis...", Blanche et Annie sont soeurs, hasard et méandres de l'inspiration et du passage de la réalité à la fiction... Ce roman-là, le second de la saga, est paru début 2024.


Près d'un an et demi plus tard, je commence enfin sérieusement l'écriture du troisième et dernier épisode de la trilogie, "Ferdinand & fils, trente ans sans gloire", inspiré cette fois de mon oncle préféré, tonton Fernand dit "Nanan", qui fut pour moi comme un second papa. Avec lui, et quelques autres personnages croisés dans les deux autres épisodes — dont Blanche bien sûr —, je vais traverser la France des Trente Glorieuses, en les "croisant" avec notre siècle pour montrer qu'en plus de 50 ans, peu de choses ont vraiment changé dans notre hexagone où l'on ne cesse de vouloir mettre des carrés dans des ronds et de chier dans les coins...


Tout y commence en 1947, année d'après-guerre où il y a eu des éméutes de la faim par manque de pain et une dévalorisation des tickets de rationnement encore en vigueur. Pour Ferdinand, j'ai essayé d'inventer un style, une musique bien à lui qui souffre d'un léger handicap, et voici ce que cela donne :


"Greumeul, greumeul, qu’y fait son ventre à Ferdinand. Et plusieurs jours qu’y durent ces bruits-là : le gamin a faim. Cette nuit, ça l’a même réveillé. Les siens de bruits ou bien peut-être ceux des ventres de ses deux sœurs qui dorment de chaque côté de lui dans le même lit, Blanche et Ninette. En fait, tous les ventres dans la chambre, y font le même bruit. Ceux de ses deux frères, Raymond et Gaston, sont peut-être ceux qu’en font le plus car, eux, y sont les plus grands, et à plus grands ventres plus gros bruits. Même si leur lit pour deux, il est pas plus grand que le lit pour trois où dort Ferdinand. Tous les lits de la ferme, y z’ont été donnés par la grand-mère Noémie, la maman du père, et aussi mauvaise que lui. Quand elle a perdu son époux à la guerre, celle d’avant, pas la dernière, elle s’est vite remariée et ses gosses, elle les a placés. Une drôle de bonne femme… Et quand ses enfants y sont devenus grands, qu’ils se sont mariés à leurs tours, y sont venus lui piquer tout ce qu’ils pouvaient. Son fils Firmin a choisi les lits, de bons hauts lits de ferme avec des têtes et des pieds de bois sombre.


Marie-Louise qui vient de naître, elle, elle dort dans une grande grise bassine que le père a arrimé à une chaise paillée. Dans la bassine, il a mis du foin et, par-dessus, une vieille couverture qu’il a pliée. Le ventre de Marie-Louise ne fait pas greumeul, greumel, parce que maman Lucette lui donne le sein, pas du bouillon clairet. Bien sûr, Ferdinand qui a faim, y va pas jusqu’à se dire que maman pourrait lui donner le sein à lui-aussi — il aura bientôt huit ans quand même — mais peut-être qu’elle pourrait lui donner autre chose : toute la maisonnée sait bien qu’elle cache des « p’tites gâteries au cas où » — comme elle dit — dans les armoires, derrière la vaisselle des dimanches ou entre les piles de draps. Tout le monde sauf le père. Ferdinand l’entend ronfler depuis son lit, par-dessus les greumeul, greumeul des ventres de ses deux sœurs. Il l’entend même très bien, et pourtant, entre la chambre des parents et celle des enfants, toutes les deux grandes pareil — ce qui paraît injuste à Ferdinand —, y a la cuisine, qui fait la même taille que les chambres, même si elle sert aussi pour la toilette. Les WC eux sont dehors, au milieu du potager.


« Bon, si le père ronfle comme ça, c’est qu’y dort bien » se dit son troisième fils, « je peux peut-être aller demander tout doux à maman Lucette si elle peut me décacher quelque chose pour faire taire mon ventre… » Et le voilà qui se redresse lentement dans le lit, comme un petit lézard qui sortirait tout droit de sous une pierre — l’édredon à tissu lie-de-vin est tellement épais, tellement rembourré, tellement lourd qu’on le dirait plein de cailloux. Ça y est, il est assis tout droit entre ses sœurs qui n’ont rien senti, et maintenant il pousse sur ses jambes pour faire glisser son dos — ou plutôt la chemise de nuit en coton blanc qui le recouvre — contre le bois de la tête de lit. La chemise remonte, Ferdinand sent l’air froid de la chambre sans cheminée ni poêle à charbon lui piquer le zizi et les fesses, mais, il s’en fiche, y fait nuit, personne n’est réveillée pour le voir tout nu ou presque, et de toute façon, maintenant, il est debout dans le lit, il se décolle de la tête et du mur, et la chemise retombe sur ses maigres cuisses, en même temps que tombe le crucifix et son brin de buis que sa grosse tête a cogné à la fin de son redressage. Heureusement, grâce au gras buis béni aux Rameaux, le petit Jésus sur sa croix en bois ne fait pas trop de bruit en tombant sur le sol : ni Blanche ni Ninette ne se réveillent. Ferdinand marche lentement entre leurs deux corps écrasés par l’énorme couette — il vient de se rendre compte à quel point y faisait chaud dessous, sa chemise est trempée —, arrive au pied du lit, prend appui dessus de ses deux mains déjà presque aussi grandes que celles d’un adulte, des mains de ferme, et hop ! Greumeul, greumeul en l’air, y saute par-dessus le montant en bois chantourné tel une chevrette qui sortirait de son enclos. En atterrissant sur les tomettes, ses pieds font un splatch mou et sonore mais seule Marie-Louise dans sa bassine bougeotte un peu.

 

Dans la cuisine, le froid est encore plus vif que dans la chambre, Ferdinand a l’impression que la sueur sur la chemise dans son dos est en train de geler. Il se dit qu’il aurait dû enfiler son gilet à poches tricoté par sa mère, mais les ronflements du père ont l’air de s’atténuer ; alors, pas de temps à perdre, y faut aller réveiller maman ! L’enfant ouvre lentement la porte de la chambre des parents, juste assez pour s’y glisser, et s’approche sans bruit du lit qu’il devine grâce au clair de lune. Derrière la fenêtre sans volets — « trop chers les volets » qu’il a dit, y paraît, le propriétaire de la ferme —, la lune en gros croissant, on dirait le sourire d’un visage allongé sur une couverture sombre avec du gros sel et des miettes de pain dessus. A la pensée des miettes, le ventre de Ferdinand greumeule de plus belle, et le père soudain ne ronfle plus. « Non, non, y faut qu’y se réveille. Vite, parlons à l’oreille de maman Lucette ». Mais c’est pas la peine : les mères elles savent quand leurs enfants sont près d’elles, même quand elles dorment fort, elles ont le même instinct que les bêtes. « Qu’est-ce tu fais là mon p’tit bounhoume ? » qu’elle dit tout bas Lucette en ouvrant les yeux. « J’ai faim maman. On pourrait pas aller dans une de tes cachettes à gâteries ? » Une deuxième lune, plus petite, apparaît sous le nez un peu crochu de maman Lucette, et, pour sortir du lit sans réveiller le père, au lieu de se glisser vers le haut comme a fait son fils tout à l’heure, elle se laisse glisser de côté. Ferdinand croit un instant qu’elle est tombée et qu’elle a roulé sous le lit, mais non, la voici sur ses deux jambes. Elle, elle prend le temps d’enfiler ses pantoufles, et, voyant que son Fanan, comme elle l’appelle aussi, est allé nu-pied depuis sa chambre, elle le prend dans ses puissants bras de fermière. Au passage, elle lui fait un bisou dans le cou, ça le chatouille, mais Ferdinand s’empêche de rire. Cela dit, tout va bien : sous l’édredon de la même couleur que celui du lit pour trois mais encore plus épais si c’est Dieu possible, le père s’est remis à ronfler très fort.


Pour entrer dans la cuisine avec son bounhoume de fardeau, maman Lucette écarte la porte d’un pied puis la referme de même, avec précaution. Dans la vie, elle fait tout avec précaution, parce que le père, quand il est pas content, y peut être méchant avec elle, surtout quand il en a un coup dans le nez… Alors, des fois, et pas si rarement que ça, y donne des coups, à sa femme, et à ses enfants aussi. En hiver, y dit que ça réchauffe le sang et que donc, ça réchauffe tout court. En été, y dit qu’y rend service en écrasant les mouches qui se posent n’importe où, les mêmes que celles qui énervent les bêtes aux champs. « T’es rien qu’une peau de vache ! » qu’elle lui dit sa femme quand il la bat. Mais y s’en fiche pas mal, parce qu’y dit que c’est comme ça depuis toujours, que les maris y battent leurs femmes quand y en a besoin, un point c’est tout, et que jamais ça changera. De toute façon, là, s’y se réveille, il aura peut-être dessaoulé de la veille — le père boit plus en hiver qu’en été, toujours cette histoire de sang à réchauffer — et, même s’il est pas content de voir sa femme et l’un de ses gosses levés en pleine nuit, peut-être qu’y tapera personne ?... Il n’empêche, maman Lucette continue à tout faire sans bruit. Elle pose Ferdinand sur la longue table en bois noueux de la cuisine, glisse jusqu’à son châle le plus épais, celui qu’elle met quand elle tricote près de la fenêtre et qui est posé sur sa « chaise de jour » comme elle dit — sur sa « chaise du soir » qui est près du poêle à bois qui sert aussi de cuisinière, y a un châle plus léger — et avec l’épais, elle emmaillotte son Fanan comme un bébé, comme elle fait pour Marie-Louise. Sauf que là, elle met pas de grosses épinces à nourrice. Un instant, Ferdinand se demande quand même si elle va pas finalement lui donner le sein, maman Lucette… Mais non, elle laisse son enfant empaqueté sur la table, glisse encore — comment elle fait, maman, pour marcher sans poser ses pieds par terre ? — puis s’accroupit devant le bûcher, près du poêle. Le battant de l’imposante boite grince un peu quand elle l’ouvre, on dirait un mulot qui couine, alors elle suspend son geste, se tend et écoute. Ouf ! Ça ronfle toujours à côté ! Elle finit donc d’ouvrir et sort une, puis deux, puis trois grosses bûches qu’elle pose tour à tour sur le sol. Ensuite, elle plonge plus profond des deux bras dans la boite, fourrage et ramisse un peu — « oh là là, trop de bruit, trop de bruit » se dit Ferdinand qui reprend peur — et extirpe soudain, avec un air de malice, un torchon noué tout rembourré. Elle revient à la table, y dépose son butin près du grand bébé Fanan, défait les nœuds du tissu, et… Roulent sur le bois quelques grosses pommes ! Ferdinand n’en croit pas ses yeux. « T’en veux combien ? » qu’elle demande maman. Tout à sa surprise, son fils ne répond pas mais tend ses deux mains vers les deux pommes qui ont roulé jusqu’à lui puis regarde sa mère avec ferveur : on dirait un ange à grosse tête entré en prière. Lucette sourit, découvrant ses mauvaises dents dans le clair de lune, et dit :


—   D’accord mon bounhoume, mais va les manger dans ta chambre, c’est plus sûr. Et mange les toutes entières hein ! Même le trognon.

—   Mais, Blanche elle dit que quand on mange les pépins des fruits, y a des arbres qui poussent dans notre estomac…

—   La Blanche, elle est plus jeune que toi, et même si elle connait plein de mots que nous autres on connait pas, elle sait pas tout. Et puis, s’ils te poussent des arbres, eh bien ça te remplira le ventre et tu auras plus faim, mon bounhoume !


Et elle sourit de plus belle — et là, on voit qu’il lui manque des dents, à tout juste trente ans…"


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