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EVE ET LOUIS (ET QUELQUES AUTRES X) ou comment déménager d'un château vers un 3 pièces

Parmi les autres X, il y a Fabrice, fils unique d'une grande et riche famille industrielle de Lorraine, les Wendler (toute ressemblance... blablabla...) que la désindustrialisation des années 80 en France met sur la paille.


Voici quelques lignes sur le premier été d'après la mort de Roland Wendler, père de Fabrice.


"Les premières semaines de Fabrice et sa mère dans leur trois-pièces de Metz, ont été un enfer. Ravagée par la mort de son mari, et n’ayant au fond plus personne pour donner tout son sens à son prénom, Aimée Wendler plongea dans la dépression. De tous les meubles, tableaux et bibelots du château, elle n’accepta de ne s’en séparer que de très peu, et « la bauge », comme elle s’était mise à l’appeler dès la signature du bail, se transforma en l’intérieur du magasin d’un antiquaire qui gagnerait des pièces aux enchères sans jamais en revendre une seule. Elle et son fils vivaient donc le long d’un couloir serpentin, un labyrinthe sans fenêtres — Aimée les avait occultées avec les plus gros meubles, les armoires et les buffets — dont le Minotaure était le souvenir d’un mari et d’un père, ou plutôt son fantôme. La nuit, il rodait entre les parois à double ou triple épaisseurs de tables et canapés dressés à la verticale contre les murs, de fauteuils et tabourets amoncelés en tas, qu’ils s’encastrassent ou pas, de commodes et bahuts surmontés de tables basses ou de nuit croulant sous des épaisseurs instables de vases, pendules et chandeliers ; Aimée avait même réussi à fixer des tableaux aux plafonds. Au fond du petit lit qu’elle avait tenu à s’aménager dans la cuisine, contre l’évier, près du frigo — mais pas question de perdre de l’espace en installant une table et des chaises, on mangerait debout —, elle faisait des cauchemars de femme éperdue perdue qui savait que plus aucun Thésée ne viendrait la chercher, hurlait dans son sommeil le prénom de son défunt mari, et réveillait son fils plusieurs fois par nuit. Alors il se levait du matelas compressé qui lui servait, à lui, de lit au fond de la baignoire, se glissait de côté entre le lavabo et un gâteau de crêpes vertical à dix couches de tableaux grand format aux cadres dorés comme il se doit, louvoyait en courant dans l’appartement-couloir et prenait sa mère dans ses bras pour la consoler.

Au début de leur installation, il crût plusieurs fois la perdre dans le labyrinthe, pensant qu’elle avait réussi à se glisser jusqu’à une fenêtre, entre une bonnetière Louis XV et un vaisselier Empire, pour prendre l’air et le soleil. Mais elle était au château, les mains rivés aux grilles cadenassées du portail d’entrée, la tête entre deux barreaux qui finiraient par rouiller à force de larmes, et c’était toute une histoire pour la décrocher de là, Fabrice y passait parfois toute la journée. Quand elle comprit enfin que retourner sur les lieux de sa magnificence ne la lui rendrait pas et ne servait qu’à attirer des chroniqueux provinciaux en mal d’articles du genre « ils se sont enrichis sur le dos des petites gens, maintenant ils trinquent, bien fait pour eux », Aimée Wendler ne bougea plus de l’appartement et exigea que la meute imaginaire de servantes et serviteurs qui l’entourait s’occupât d’elle à tout instant, comme avant. Fabrice jouait tous les rôles et s’y épuisait ; et quoiqu’il dît, force était de constater que sa mère était à jamais restée au château, sa tête à tout le moins, et tour à tour elle appelait Suzie pour la coiffer, Madeleine pour la laver, Nicole pour l’habiller, René pour lui servir ses repas — auxquels elle touchait à peine — et une quantité d’autres gens de maison dont Fabrice ne se souvenait même pas et à qui la famille Wendler avait donné congé depuis des mois déjà. En fait, il n’y avait plus que quand elle était sur la lunette des WC, entre une tour de petits meubles de coin et une bibliothèque anglaise qu’Aimée Wendler n’appelait personne.

A l’inverse de l’appartement de Metz, les comptes bancaires et les coffres en Suisse des Wendler s’étaient vidés à la vitesse d’un barrage dont on ouvre les vannes en cas de trop-plein, situation qui avait donné lieu à cette expression : « mettre à sec ». Le problème était que Fabrice ne savait pas comment ne serait-ce que réhumidifier : il n’avait jamais travaillé de sa vie, à part en stage dans les usines familiales, et les usines de Lorraine étaient désormais toutes fermées, ou alors elles embauchaient en intérim des travailleurs immigrés qu’elles sous-payaient. Et puis il avait sa mère à garder… Au prix d’âpres négociations, il la convainquit de vendre quelques meubles parmi les plus encombrants et les plus anciens, en tira un pécule qu’il plaça sur un livret A — de la bourse et de tout ce qui s’y apparentait, les Wendler se méfieraient à jamais — et surtout il réussit à faire de ce qui aurait dû être une chambre un bureau à peu près acceptable, éclairé le jour par une fenêtre sans armoire devant mais à dix couches de voilage — il avait aussi fallu vider quelques cartons pour faire de la place —, et la nuit par une impressionnante collection de lampes à abat-jours unis sur vase de Chine posée à même le sol. Puis il alla poser des petites annonces écrites à la main au dos du papier à lettres gaufré de la dynastie Wendler dans tous les commerces du quartier : « après bac avec félicitations du jury, étudiant donne cours privés en toutes matières et à toutes heures ». Mais les nuits étant courtes en été, Fabrice ne recevait pas. Le reste du temps, y compris le samedi et parfois le dimanche après-midi — le matin, il y avait la messe —, il se retrouva à enchaîner les leçons de maths, physique, français, anglais, latin, grec, et même de chinois — auquel il s’était mis en peu de temps grâce à la méthode Assimil —, le tout au bénéfice de fils à papas et de filles à mamans qui avaient, eux, échoué au bac et devaient redoubler. Leurs familles payaient bien et à la fin du mois d’août, entre les économies sur livret et la boite à chaussures pleine de petites coupures cachée derrière la trappe d’accès au siphon de la baignoire, il eut la conviction qu’il avait suffisamment d’argent pour à la fois poursuivre ses études parisiennes en internat, rentrer à Metz le week-end — pour entre autres continuer à nourrir la boîte à chaussures — et rémunérer quelqu’un qui viendrait s’occuper de sa mère en semaine."

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