Mon prochain roman, EVE ET LOUIS, ANNEES MITTERRAND (titre peut-être définitif) raconte la vie de jeunes gens, lycéens ou étudiants, d'avant la première élection de François Mitterrand à la présidence de la République Française en 1981 à sa propre réélection en 1988.
Fin 1986, ces gens-là et beaucoup d'autres vivent de l'intérieur les manifestations anti lois Devaquet, et leur dérapage. Voici un extrait de cette séquence qui me touche beaucoup (car j'étais parmi les manifestants...) :
"Le jeudi 4 décembre 1986, il faisait grand soleil et froid vif. Le ciel était électrique, comme la détermination des jeunes manifestants : ils se battaient pour l’égalité des chances et de l’accès aux universités françaises. Ils se battaient pour la fraternité aussi, SOS Racisme ayant rejoint très tôt le mouvement. Pavoisés de bleu, de blanc, de rouge et de toutes les nuances de couleurs de peaux de l’ivoire à l’ébène, les manifestants commencèrent à se rassembler Place de la Bastille dès midi : voulaient-ils par ce symbole interpellé leur Tonton Président et le pousser à prendre parti ? C’était là en effet qu’il était venu sa victoire il y avait déjà cinq ans et demi de cela...
Quand les stars du ciné-club LLG connu désormais de tous les étudiants du Quartier Latin sortirent de la bouche de métro qui s’ouvrait au coin de la rue Saint-Antoine et du boulevard Henri IV, la place grouillait depuis longtemps d’une foule joyeuse et bon enfant auréolée de banderoles bricolées à la hâte et au fond assez piteuses ; Louis ne put s’empêcher de penser qu’en préparation de la prochaine grande manif’, il faudrait qu’il donnât des ateliers de fabrication d’outils de communication en temps de manifestation professionnels et lisibles : Fabrice était porte-parole, il serait banderoliste ! Entre les têtes ébouriffées et les mauvais draps qui pendaient entre deux manches à balai sans doute piqués aux « techniciens de surface » — un terme devenu à la mode en temps de chômage au galop — de telle ou telle université, on voyait bien que toutes les artères qui donnait sur la place étaient noires d’un même monde jeune, chantant et joyeux : au fond, il allait simplement, pensait-il, à un méga concert de soutien prévu aux Invalides, point d’arrivée du cortège, avec entre autres Renaud et Bernard Lavilliers en tête d’affiche. Pour s’y rendre, il fallait passer par le Pont d’Austerlitz qui faisait entonnoir et il se passa une bonne heure avant que les manifestants bloqués sur les bords de place ou dans les rues adjacentes puissent lancer leurs premières foulées. Quand Fabrice, Eve et Louis purent enfin bouger, Charles venaient de s’envoler ils ne savaient où pour réaliser quelques plans d’ensemble et ils l’attendirent avant de se mettre réellement en marche ; au moins, pendant tout ce temps, ils avaient économisé leurs voix et purent chanter à tue-tête quand ils rejoignirent la queue du peloton ; autour d’eux, ils se disaient que les maillots jaunes et les leaders étaient déjà arrivés aux Invalides et que là-bas, la Seine dans le dos, le gouvernement avait déployé une véritable armée… Mais qu’importe ! Si d’Austerlitz au Pont Alexandre III le cortège était aussi long, c’est qu’ils étaient au moins un million ! La réunion prévue au Ministère de l’Enseignement Supérieur en fin d’après-midi allait forcément porter ses fruits.
Du côté du quatorzième arrondissement, sous le silence des voies du métro aérien fermé pour raisons de sécurité comme pour chaque manifestation d’ampleur qui se déroulait rive gauche — la droite extrême s’était mise, elle, récemment, à vénérer l’autre rive car s’y trouvait une statue de leur sainte patronne Jeanne d’Arc —, Eve, Louis, Charles et Fabrice eurent chacun une impression de déjà-vu mais n’en parlèrent pas : le ciel au crépuscule, chargé de couleur fauve et lie-de-vin, les enivrait en même temps que le vent froid qui s’était levé et qui piquait les yeux ; alors, parfois, ils les fermaient et se laissaient penser à l’après. Tous les après. Demain, après-demain, et bien au-delà. Dieu qu’inconsciemment le chemin leur semblait déjà long d’avance, et bien peu engageant… A l’approche de l’Esplanade des Invalides par l’Avenue de Breteuil, le vent avait forci à l’ombre des arbres et il leur apporta des odeurs de fumée âcre et des sons d’explosion. Devant eux, la marche avait ralenti et les chants s’étaient tus. Encore quelques dizaines de mètres sous les branches presque nues et un ciel devenu violet, et les premiers coureurs remonteurs de peloton apparurent, visages rouges, yeux en pleurs. En sprintant, affolés, ils lançaient :
- Barrez-vous ! Leur putain d’armée a attaqué et ça cogne sur tout ce qui bouge !
Il y eut un instant de suspension, comme si le rayon vert du soleil couchant avait transformé les manifestants de fin de cortège en statues de sel — Fabrice pensa ça, qu’ils étaient tous soudain dans un film d’anticipation en couleurs du début des années soixante genre Planète Interdite — puis ce fut la débandade, comme quand on lance une pierre au milieu d’un essaim d’insectes. Serrés les uns contre les autres, les quatre amis ne bougèrent pas tout de suite, le temps de savoir quoi faire et d’essayer de ne pas encore tout à fait abandonner leurs rêves d’égalité et de fraternité. En deux secondes, il s’échangea quatre phrases :
- Je ne peux pas ne pas aller filmer ça, dit Charles.
- Je viens avec toi, lança Eve.
- Non, ça a vraiment l’air de chauffer là-bas, rentre à l’appart’ !
- Je la raccompagne, propose Fabrice.
Et Louis se retrouva soudain seul au milieu d’une fuite éperdue d’enfants trop grands qui couraient dans tous les sens en criant et pleurant. Pourquoi leurs parents les avaient-ils abandonnés ? Pourquoi décidément le monde qui venait ne ressemblait en rien à celui qu’ils leur avaient annoncé ? Plutôt qu’à de la science-fiction, Louis, devenu cinéphile en moins d’un an, pensa à un film de zombies et c’est cela qui lui fit peur : il eut soudain l’intuition qu’il allait faire partie d’une génération de morts-vivants qui courraient frénétiquement non pas après quelques gouttes de sang frais, mais après… après il ne savait pas encore trop quoi au fond et en retournant à pied chez Tante Annie, il pensa qu’il s’en fichait : il n’était pas sportif et, quoi qu’il arrive, il ne courrait pas."
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