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Nouvelles versions de mes "textes de femmes" écrits en Palestine

Récemment, sur Linkedin, je suis entré en relation avec une maison d'édition plutôt "féministe" (mais sans extrêmes) à qui j'ai proposé de retravailler mes textes plutôt "féminins" en lien avec la Palestine, en vue d'en faire un recueil à part.


Replonger ainsi, plusieurs années après, dans la matière qui m'a permis d'écrire trois livres issus de mes trois années palestiniennes est un vrai bonheur, gorgé de pas mal d'émotion, et de doutes aussi : ai-je réussi à rendre l'injustice de ce que les femmes et les hommes vivent là-bas, et la manière dont ils supportent, résistent ou luttent ?...


Voici en tout cas un extrait de l'un de ces textes retravaillés :


"Honey, c’est Maïssa, la médiathécaire de l’Institut. Vingt cinq ans, peut-être un peu plus, bientôt deux fois maman, régulièrement arrêtée pour contrôle d’identité par les soldats israéliens du check-point qui, dans un virage, barre la route qui l’amène à Naplouse depuis le village de campagne où elle vit, la route de Tulkarem. Attente de plusieurs heures sans raison au check-point, colons israéliens incendiant les oliviers juste avant la cueillette, incursions militaires musclées en ville pour arrêter un soi-disant terroriste : elle en a déjà vu beaucoup, j’en suis sûr, Honey, des vertes et des trop mûres, mais elle est pudique et je ne sais que peu de choses sur sa vie, ses espoirs, ses rêves.


On parle peu, Maïssa et moi, je veux dire même très peu, hors des discussions de travail. Mais dans ces rares cas-là, elle peut être très volubile, Honey, ponctuant ses longues tirades — qui cherchent toujours à me raconter l’histoire en entier, depuis le début, depuis la nuit des temps parfois — de yani, l’équivalent des you know ou des I mean anglo-américains. Elle a le souci du détail et de la précision, Honey, elle demeure certaine que les mots, si on les secoue un peu, si on les yanise, veulent encore dire quelque chose : la foi des bibliothécaires… Quand elle joue les conteuses à propos d’un mail qu’elle voudrait envoyer ou de la sécurité sociale palestinienne — une usine à gaz injuste et retorse ce truc ! —, Maïssa se tient, soit dans l’embrasure de la porte de mon bureau, soit devant ma table de travail, mais jamais elle ne s’assoit, bien que je le lui propose à chaque fois ; elle dit qu’elle ne veut pas me déranger... Et surtout, surtout, jamais elle ne ferme la porte, même quand elle veut me faire des « confidences » (dire un peu de mal de ses collègues en fait… un sport mondial ça !) : dans le monde musulman, un homme ne doit jamais se retrouver seul avec une femme dans une même pièce porte fermée… Sauf s’ils sont mari et femme bien sûr.


Une fois qu’elle a fini de me parler, Honey repart en trottinant vers la médiathèque, et ses pas font des tics tics légers sur le carrelage ottoman blanc crayeux à motifs bleu clair : à l’Institut Français de Naplouse, on a des bouts de ciel sous nos pieds, ça nous porte ! Légère comme une petite souris et toute chafouine sous son voile, Honey, en marchant, pose à peine ses ballerines sur le sol, on dirait qu’elle vole. Dans les tiroirs de son bureau à elle, tout près d’une fenêtre et son petit balcon où elle prie, je sais qu’elle garde des gâteaux secs, cette coquine, et parfois, quand j’arrive par hasard pour lui poser une question, je la surprends malgré moi à grignoter en faisant quelques miettes, scritch scritch. Maïssa se nourrit de peu, peut-être simplement d’amour et d’eau fraîche… Et de blonds sablés ronds qui font du bruit quand on les mange… Quand elle n’est pas derrière son bureau, elle promène ses courtes pattes dans l’Institut, changeant des livres de place, allant voir les enfants en cours pour leur montrer une BD qu’elle vient de recevoir, cueillant sur la passerelle des branches de bougainvilliers qu’elle met ensuite dans un pot et dans de l’eau, sur une des tables de la médiathèque, et sous son faux plafond en carrés de polystyrène portés par des armatures d’aluminium. C’est moche de rajouter ça sous un vrai plafond, ça fait sale comme partout dans le monde quand ça existe, mais il paraît que, dans les vieilles maisons, ça permet de faire des économies de chauffage…


Récemment, Maïssa-Honey, la petite souris mangeuse de gâteaux, a justement entendu du bruit au plafond. Ça marchait au-dessus de sa tête, elle en était certaine ; une grosse bête hein, parce qu’un jour, une dalle en polystyrène est tombée sans qu’on sache pourquoi. Enfin, si, Honey savait : c’était la bête qui l’avait poussée la dalle ! Paniquée elle était ma petite souris qui a peur des animaux !


Série de tics tics précipités, reniflade avant d’entrée dans mon bureau — elle aurait eu des fines moustaches, je les aurais vu frémir — et la voilà qui déboule pour me dire qu’il y a des bêtes à l’Institut, et qu’il faut faire venir d’urgence des inspecteurs du Ministère de la Santé pour les identifier, les appréhender, voire même les empoisonner avec un produit plus puissant que la mort-aux-rats. Un peu décontenancé, fatigué — je venais d’arriver quelques semaines auparavant et je découvrais encore tout de ma nouvelle vie —, j’ai dû faire « oui, oui » de la tête, comme un culbuto, et puis j’ai oublié.


Quelques jours plus tard, ils sont là les inspecteurs, deux messieurs gris à moustaches noires sur peaux parcheminées, et Maïssa les emmène partout, dans le grenier, sur les toits, dans le jardin de la propriétaire qui vit en-dessous, partout à la recherche de la bête… Une semaine passe... Puis un courrier officiel arrive, en arabe et avec en-tête. Maïssa me le traduit : d’après les inspecteurs du Ministère, nous aurions à faire à une belette et, pour éviter qu’elle ne vienne courir sur nos faux plafonds, il faudrait faire couper les branches de tous les arbres alentour. Pas de quartier ! Pour un peu, ma petite souris tout miel irait elle-même ronger les troncs et les branches avec ses dents… J’ai proposé à la propriétaire d’offrir une coupe fraîche à ses arbres et elle m’a dit qu’elle y réfléchirait…"


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