EVE ET LOUIS... est la "suite à l'envers" de BLANCHE..., Louis étant le fils unique de Blanche.
Parmi les "autres", il y a Fabrice, fils de famille industrielle (et riche) de l'Est de la France qui va connaître la désindustrialisation galopante des années Mitterrand, et la ruine...
Arrivé à Paris pour entre en hypokhâgne au lycée Louis-le-Grand, Fabrice écrit à sa mère. Extrait en forme de lettre.
"Très chère Maman,
Je suis bien arrivé à Paris, dans une gare immense et sale comme les autres usines que les nôtres. Ce sont ensuite des touristes, pas des parisiens, qui m’ont aidé à trouver le métro. Pour arriver au lycée, j’ai changé trois fois de ligne : j’ai sans doute été mal conseillé sur l’itinéraire. Au passage, mon énorme valise m’a fait au moins perdre trois kilos, c’est certain : j’en ai les bras coupés. Pire que les conseils d’administration et leurs mauvaises nouvelles les voyages hors de chez soi ! La dernière fois que j’ai accompagné père en réunion, il a tellement sué de peur, de rage, d’angoisse ou de stress, je ne sais pas, qu’il y avait une flaque humide sous sa chaise. Lorsqu’il s’est levé à la fin, il n’était plus que la moitié de lui-même : il avait maigri à vue d’œil… Pardon, je ne sais pas pourquoi je vous raconte cela aujourd’hui ni pourquoi j’ai omis de vous en parler juste après le conseil. Peut-être parce que nous n’aimez pas qu’on parle business à table… Je plaisante.
De Paris, je n’ai rien vu car, comme vous le savez, le métro est souterrain ; et il faisait presque nuit quand je suis arrivé rue Saint Jacques. Sur fond de ciel lugubre se détachait à ma gauche une sorte de phare au bout arrondi – j’ai appris deux heures plus tard qu’il s’agissait de l’Observatoire de la Sorbonne. Le Lycée Louis le Grand se trouve juste en face ; si vous venez me voir, vous ne pourrez pas vous tromper. Pour entrer, il faudra que vous passiez par un drôle de sas sans pointeuses qui fait le tour d’un bureau de gardiens, vitré des quatre côtés. Le concernant, il ne me faudra qu’une heure pour apprendre qu’on le surnomme « L’Aquarium ». Je ne vous dirai pas par contre le surnom qu’on donne au faux phare d’en face, vous rougiriez ou vous mettriez en colère. Mais entre lui et le bocal carré, j’ai l’impression d’être un pauvre poisson provincial qu’on a sorti de l’eau pour longtemps. Vous ririez de me voir : depuis ma descente du train, j’ai dû ouvrir la bouche mille fois sans émettre un seul son tellement j’ai déjà croisé de choses qui m’ont surpris. La prochaine fois, promis, je parlerai. Je vous parlerai. Au téléphone. Car j’ai déjà repéré où étaient les cabines à pièces : au bord de l’aquarium. Bonjour l’intimité !
Après avoir été contrôlée par l’une de nos carpes gardes-goulag — car oui, ça baille beaucoup derrière les vitres, et oui, je le l’avoue, j’ai pensé à Soljenitsyne en arrivant dimanche soir —, vous pénétrerez dans un hall solennel. Portes d’acier et vitres jaunies côté rue et, face à la guérite aquariophile, des séries de plaques de marbre couvertes des noms d’anciens élèves du lycée morts aux combats. A toutes les guerres depuis bien avant la Première. Les plaques sont immenses, les listes très longues, lettres dorées sur pierre grisée, et vous aurez l’impression en les regardant, plongée dans la pénombre, que tous les anciens élèves de cette sévère institution sont morts jeunes — les garçons je veux dire. Bref, c’est un monument aux morts qui accueille les élèves et les visiteurs au lycée Louis-le-Grand… Cela dit, il en a mené beaucoup des guerres, Louis XIV. J’ai lu quelque part que près d’un million de soldats français étaient morts sous son règne — oui, je sais, il fut long, mais tout de même. Et je n’ai rien lu concernant les morts des camps d’en face. Une sorte de Staline en perruque poudrée ce grand roi.
A l’opposé des portes côté rue, d’autres ouvertures, en bois usé celles-là, donnent, vous verrez, sur une sorte de jardin que je n’ai pour l’instant pas bien vu : il faisait vraiment noir quand j’ai quitté les morts des plaques, et je ne suis pas repassé par là depuis dimanche. Mais, peut-être que vous qui avez des yeux de chat, vous auriez discerné dans l’ombre tombée des branches d’arbres centenaires, des massifs de buis et de fleurs, et peut-être même le glouglou d’une fontaine. Ou bien celui d’un torrent ou d’une rivière. Un bout de notre douce montagne en plein cœur de là où je vais vivre la plupart du temps pour au moins deux ans… S’il fait beau quand vous viendrez, peut-être pourrez-vous m’attendre assise dans ce jardinet ? Le soir où je suis arrivé, les portes en étaient fermées et j’ai filé gravir des escaliers larges et longs comme ceux d’un donjon.
Épuisé, j’ai eu du mal à trouver mon dortoir, ou plutôt l’un des dortoirs. Il paraît qu’il y en a huit en tout, tous sur le même modèle : un long couloir sans lumière, des portes peintes en orange pour tenter d’égayer, et des chambrettes de quelques mètres carrés derrière ; leur nombre varie de quelques unités selon la longueur du couloir. Pour fabriquer ces espèces de cellules — avec assez grandes fenêtres quand même — il a fallu monter des cloisons aussi fines que des pages de livre, puis les recouvrir de faux-plafonds à peine plus épais que des feuilles de Canson. Au-dessus de ma tête, pendant que je vous écris, cela fait un damier tressé de fines barres d’aluminium dont les jointures laissent passer les courant d’air. J’ai froid. J’ai un peu faim. Et je crois avoir entendu des souris crapahuter au-dessus de ma tête. Et des frottements d’ailes de chauves-souris aussi.
Au bout du couloir qui dessert les portes couleur soupe de courge de l’ex dortoir, se trouvent à droite les toilettes, et à gauche les douches communes. Enfin, plus tout à fait communes : de part et d’autre des robinets d’origine ont été construites des cabines assez profondes pour y coincer un bac carré en céramique blanche, précédé d’un mini vestiaire sans porte mais avec petit banc et patère. Entre les deux espaces, un rebord casse-gueule et un rideau de la même matière que les sacs de courses de chez Mammouth. Je n’ai pas pu m’empêcher de penser à ça, à Mammouth et ses cabines de photomatons, en découvrant l’endroit où je vais me laver tous les matins pendant dix mois.
J’espère qu’il n’y aura pas de files d’attente, je ne le supporterai pas. Et heureusement que j’ai apporté le peignoir bleu que vous m’avez offert pour mon anniversaire, j’irai aux douches avec. J’ai fait l’essai tout habillé tout à l’heure, en utilisant mon gilet à boutons en guise de robe de chambre : sans trop avoir à me pencher depuis l’intérieur de la douche et bras tendu, j’ai pu fixer mon vêtement à la patère sans ouvrir le rideau. Pas question que des inconnus me voient nu ! L’accrochage me fera attraper des élongations ou des crampes, mais tant pis ; et personne pour me masser à l’huile d’arnica.
Vous allez me manquer maman. Tout de vous va me manquer : vos petits soins donc — à part l’huile de ricin ! Pardon, je vous fais enrager — mais aussi vos sourires, vos doigts qui grattent les joues en signe de réconfort, les repas sur le pouce préparés par vous plutôt que par la cuisinière (quand nous en avions une) les dimanches soir, et, les autres soirs, vos proustiens baisers. Car oui, moi itou, j’aime me coucher de bonne heure ! Et là, il est tard et j’attends : la cantine du soir ouvre tard car certains élèves, les matheux surtout, ont cours jusqu’à huit heures, parfois plus. C’est bien ma veine : car ça y est, je suis affamé. A me mettre à table avant le retour de père. Cela dit, je ne sais même pas si j’irai manger… Vraiment, les escaliers du « prestigieux établissement » — une autre référence à papa, vous l’aurez compris — font peur : on dirait qu’ils ont été spécialement conçus pour faciliter les suicides par plongeons dans le vide — vous ai-je dit que mon dortoir était situé au troisième et dernier étage ? C’est-à-dire, vu les proportions du bâtiment, à au moins quinze mètres du sol. On ne se loupe pas depuis cette hauteur-là, n’est-ce-pas ?
Allez, ne faites pas cette tête maman, je plaisante encore. Et d’ailleurs, je vous rassure : pour me faire de nouveaux amis — les cantines sont faites aussi pour ça —, j’ai déjà commencé à « faire le pitre » comme vous dites ; et, ce soir, je ne sais pas trop pourquoi, je crois que je préfèrerai mourir de faim plutôt que d’aller socialiser. Et je ne vous parle pas de communiser, moi, un film de capitaine d’industrie que les grèves rendent fou, ce serait un comble, n’est-ce pas ? Ah ah ah ! Vous avez raison, dès que je peux, je pitre. Et je le fais souvent pour vous, ma parfois triste maman. Mystère pour moi que cette tristesse... Pourtant, vous devriez être joyeuse : vous avez poussé votre fils à poursuivre les études qu’il souhaitait, face à mon père qui tirait vers les maths. De cela, je vous suis reconnaissant, je le serai toujours — car je sens que la plus belle des vies, une vie digne de moi, et de votre espoir en moi, commence ici. Les soucis familiaux du moment ne sont que passagers, j’en suis sûr : un pays sans usines, ce serait un peu comme Wagner sans ses Walkyries, non ? Oui ! Je vous entends rire d’ici.
Je vous embrasse très fort (et redites bien à père qu’à une époque pas si lointaine, les maths et l’économie étaient une partie de la philosophie, mère de toutes les sciences, et que donc, l’entreprise familiale sera encore pour longtemps entre de bonnes mains, foi de fils Wagner, ya ya).
Votre fils aimant, Fabrice."
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