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EVE ET LOUIS, ANNEES MITTERRAND. La relecture avant édition a commencé.

Et en cours de route, voici un nouvel extrait, assez "central", au sens où, au fond, il parle du projet du livre, de son sens. Au passage, je suis à la recherche d'une photo de couverture...


"Dans les couloirs et les escaliers du métro, Tante Annie et Louis se mirent à deux pour porter le faux sac militaire. Éreintés, affamés en arrivant chez elle, ils dévorèrent quelques fruits parfaits achetés au magasin le matin même : tout le temps qu’elle y travaillera, Anne-Marie Mollard mettra un point d’honneur à payer tout ce qu’elle prendra.

A l’époque — plus tard, elle irait vivre chez Armand —, elle habitait rue d’Alésia, dans un deux-pièces dont la cuisine était petite. Mais elle avait réussi à y faire passer une table et deux chaises, transformant du même coup son salon-salle-à-manger en simple salon le jour, et en chambre de Louis la nuit, une fois le canapé convertible ouvert. De la pièce, elle avait ôté la veille tous ses bibelots personnels, attention qui toucha son neveu. Il savait à quel point sa tante, en célibataire définitive malgré sa liaison artistique, tenait à tous les objets qu’elle collectionnait : ils comblaient le vide de sa vie, magnets du monde entier, chouettes de toutes tailles et de toutes les couleurs, et par-dessous tout icones représentant la Vierge-Marie et son Fils sur fond doré — car, « quand même, dans mon vrai nom, il y a en même temps la mère de Marie et la maman de notre Jésus. » Les petits tableaux sur bois se retrouvaient en rangs serrés aux murs de sa chambre, plus décorée du coup qu’une église orthodoxe, et les chouettes avaient été descendues à la cave.

Sans une mère aimante, blanche ou mariale, pour veiller sur lui, la première nuit parisienne de Louis fut agitée et très courte : il avait peur le petit provincial qui allait demain découvrir les classes et les couloirs du plus fameux lycée de France, certain, cauchemardait-il, d’y être victime de toutes les brimades et de toutes les railleries ; il s’imaginait même reprendre le train retour vers Strasbourg dès la fin de la semaine tellement son calvaire serait insupportable et honteux. Plus profondément, il ne pouvait s’empêcher de se demander si ce saut dans l’excellence — qu’il méritait, sans aucun doute, vu ses résultats au collège et en seconde, mais qui l’avait définitivement coupé d’un père avec qui la relation était déjà ténue — servirait réellement à quelque chose ; si finalement, malgré son QI, « faire gendarme » n’aurait pas mieux convenu à l’époque qui s’annonçait avec une quasi-certitude, après quelques années de surprises et d’expérimentations qui rendraient nostalgiques des générations entières, même celles qui ne les avaient pas connues. À jamais, on les appellerait les années 80 et elles auraient leur radio, Radio Nostalgie.

Elles furent inaugurées en grande pompe par la Bastille euphorie de l’élection de François Mitterrand qui, comble du comble, avait réussi à satisfaire jusqu’au brigadier-chef Hopstein : en sa qualité de militaire, il obéissait aveuglément au Chef, et ce nouveau chef, entêté, pugnace, arrogant même, lui parut préférable à la mollesse fin de race du chef détrôné. Puis il y avait eu l’Hymne à la Joie, l’abolition de la peine de mort, la dépénalisation de l’homosexualité, les fêtes inventées pour célébrer la Musique ou le Cinéma, les Colonnes de Buren, la Pyramide du Louvre, une Grande Bibliothèque et même une hausse notable du SMIC. Mais, depuis quelques temps déjà, le vent nouveau du socialisme à la française était en berne, et la France, à l’image d’une partie du monde, la vieille partie, s’enfonçait peu à peu dans la crise — et quand il y a crise, il y a boulot pour tout ce qui porte un uniforme ou un insigne, gendarmes en tête. Cette crise, Louis pressentait qu’elle durerait et qu’elle annonçait des bouleversements auxquels il n’était pas préparé, lui le sensible, l’indécis, le protégé qui avait fait de la chanson Ça ira mieux demain d’Annie Cordy son hymne à lui. Il suffisait par exemple de voir comment on traitait les ouvriers qui se retrouvaient sur le carreau pour comprendre que les temps futurs ne seraient plus à l’humanité. En tout cas pas à celle à laquelle Louis aspirait en apprenant le grec et le latin, en dévorant les auteurs classiques français depuis ses dix ans, Shakespeare depuis ses douze, et en cartonnant en histoire. Élève brillant, mais aussi consciencieux, organisé, respectueux, il pensait encore que son intelligence, sa curiosité et sa sensibilité seraient des armes. En cette veille de rentrée, sous les draps du canapé-lit de chez tante Annie, du fond d’une nuit peuplée d’images de tortures moyenâgeuses, il se surprit à se demander si elles ne constitueraient pas plutôt des faiblesses…"

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