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BLANCHE AU FIL DES JOURS, le début d'une trilogie romanesque et familiale

Dernière mise à jour : 30 mai 2021

A mesure que j'ai travaillé sur ce qui devrait être mon premier roman édité, BLANCHE..., s'est dessiné un projet de "trilogie à rebours" comptant deux autres romans centrés sur d'autres personnages principaux : EVE ET LOUIS, Louis étant l'enfant unique de Blanche, et FERDINAND, l'un des frères de Blanche.


De fait, je me suis retrouvé à écrire un prologue à BLANCHE..., faisant aussi office de prologue à l'ensemble de la trilogie; il n'y aura donc ni prologue ni épilogue dans EVE ET LOUIS (le "tome" 2) et seulement une épilogue dans FERDINAND (le "tome" 3).


Voici le début de ce "prologue du tout" :


Dimanche. Comme tous les enfants, elle s’ennuie ; fouille dans sa tête pour retrouver l’air de la chanson de Charles Trenet mais il lui échappe. Pourtant, qu’est-ce qu’ils ont pu l’entonner cette rengaine, Ferdinand et elle, couchés dans les champs à regarder passer les nuages ! « Oh, un cochon volant ! Et là, un voilier blanc ! » Elle l’a même fredonnée quelques fois à Louis dans sa chambre pour tenter de le détourner de ses devoirs d’élève. Mais le dimanche, uniquement le dimanche. A l’époque, elle s’ennuyait déjà, et lui, cravachant chaque jour, espérait des jours meilleurs.

Désormais, l’espoir de Blanche se limite à pouvoir se lever et s’habiller demain. Aujourd’hui, pour occuper le temps et dégripper ses méninges, elle décide de se souvenir. Elles ne lui sont pas indifférentes ces expressions en « -cuper » ou « -gripper ». Elles lui rappellent une débâcle, la guerre, une fuite, la maladie. Elles lui rappellent également d’autres manières de parler de soi : se redresser, s’affirmer ou se battre. Des expressions qui obligent à se sentir personnellement concerné, impliqué, des semblants d’ordres. En grammaire, elles ont un nom précis ces expressions, mais impossible de s’en souvenir. L’école est tellement loin…


Blanche veut regarder par-dessus son épaule droite, mais ça coince ; elle ne réussit à voir que son arrivée à l’EHPAD, quelques-uns des mois d’avant, peut-être la mort d’Albert. « C’est à cause de l’arthrose » pense-t-elle. Alors elle fait riper ses pantoufles, se tourne toute entière en s’aidant de sa canne, et fait face. Cette nuit, elle a bien dormi, ses idées sont dégagées et elle voit jusqu’à l’horizon. Le paysage est plat comme un océan d’huile, et sa vie lui fait l’effet d’une traversée sans histoire — si ce n’est la sienne. L’équivalent d’un entrefilet dans le journal. Quelques évocations d’un voyage sans tempête et pauvre en escales. Au fond, les seules vagues un peu puissantes qu’elle ait connues, Blanche, sont les rouleaux qui lui désenfilaient son maillot de bain une pièce ou le remplissaient de petits cailloux quand elle s’éloignait à la nage de la plage de La Pointe du Bill. L’été, son Albert n’allait jamais en vacances ailleurs qu’à Séné ; depuis l’Alsace, la route était longue et barbante.

« Est-ce que toutes les vies sont pareilles ? » se demande Blanche. Lisse et sans remous quand on les considère de loin, du bout de l’âge ? Elle a quatre-vingts ans. Comme à traire les vaches ou trier des fiches, Blanche a appris seule la brasse et le papillon, s’accommodant du chlore des piscines et du sel de l’Atlantique. Même quand ça piquait, elle n’a jamais fermé les yeux. Sauf quand il a fallu reconnaître le corps calciné d’Albert. Maintenant qu’elle les fronce pour discerner et comprendre, elle se demande si la solitude n’a pas marqué sa vie. Parce qu’il n’y eut pas que la traite, l’archivage ou la nage, il y eut aussi un seul père à fuir, un frère préféré, un seul homme à aimer, un mariage, une seule destination de vacances, un fils unique, le même travail pendant trente ans (mais dans des lieux différents), et l’indécrottable foie gras maison cuit à chaque Noël. Un seul et même Noël au fond. Sempiternel sapin vert, gros barbu rouge, cadeaux carrés vite déballés, et Ferdinand buvant un peu trop — mais moins que le père tout de même, qui lui buvait chaque soir. Après la bûche pâtissière trop grasse, son frère et elle finissaient toujours par se hurler dessus. Noël, quoi, et ce pauvre petit Jésus déjà si seul, tout nu dans sa mangeoire. « Il est né le Divin Enfant », tout le temps chanté faux et trop lentement à l’église.

« Est-ce que tout le monde se sent seul toute sa vie ? » Ferdinand ne s’est jamais marié, devenant le seul célibataire de la famille. « Cinq frères, cinq sœurs, et moi l’ainée. » Côté neveux et nièces, Blanche, un jour, a cessé de compter. La famille se voyait rarement, aux baptêmes, communions et autres mariages — « jamais aux divorces, c’est bizarre. » Chacun exhibait sa nouvelle voiture, s’extasiait sur sa nouvelle maison ; on se quittait en se disant qu’il fallait exigeamment se voir plus souvent, chacun y allant de sa généreuse idée pour ça. Mes quarante ans ! L’inauguration de l’annexe du magasin ! Mes cinquante ans ! La fin de ma chimio ! Malgré ces bonnes intentions, on ne se revoyait plus jusqu’à la prochaine célébration d’église — ou plus aucun frère et seulement deux sœurs se rendaient en cours d’année. Bientôt, les célébrations à retrouvailles furent les enterrements. Ultime solitude ça, le cercueil. Sauf dans le cas d’accidents de voiture graves, de choses comme ça, de celles qui fauchent une famille toute entière. « Ça concentre le chagrin une bonne fois ». Albert est mort dans un accident de fourgonnette, et dans l’exercice de ses fonctions. De fait, son épouse ne se trouvait pas avec lui : en France, on ne mélange pas. Mais il n’était pas seul : dans le véhicule qui s’embrasa au premier tonneau, il y avait un collègue et trois ivrognes. Bien qu’étant une pièce rapportée — « Qui disait ça ? Le père ? Ferdinand ? » —, Albert fut considéré comme le premier membre de la famille à s’être fait incinérer ; il le restera sans doute encore longtemps. Chez les petites gens, tous croyants fut un temps, la terre et la poussière rassurent, c’est culturel. « Tu es poussière… » Et la famille de Blanche est petite malgré sa taille, elle vient de la terre, du fin fond du bocage vendéen, pas de plages de sable d’Olonne ou de Saint-Gilles.

Malgré cet éloignement d’avec l’océan — que Blanche n’a découvert qu’une fois adulte — elle a toujours aimé l’eau. Apprit toute seule à nager dans l’étang Boursoule, près de la Ferme Gauthey. Était la seule femme à faire des longueurs en couloir d’entraînement le vendredi midi, quand elle filait à la piscine de Sélestat sur sa pause-déjeuner. Son couloir. Toujours le même, ou presque, l’un des deux du milieu. « Comme ça, pas d’échappatoire : si tu coules, tu ne pourras t’accrocher à rien ». Sans bien savoir pourquoi, Blanche a attendu d’être bonne nageuse pour tomber enceinte ; elle allait sur ses quarante ans. A cinq mois, Louis était déjà inscrit aux Bébés Nageurs ; il fut même l’un des premiers bébés de France à l’être. En Allemagne, en face, ils étaient des milliers.




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