DONC, EN "DIRECT DECALE" DE MACEDOINE DU NORD OU JE VIS DEPUIS PRES DE 3 MOIS.
Kafkescher
Petite tragédie quotidienne en 5 actes
Acte 1. Dans et autour des bureaux des services de la Police Migratoire de Tetovo, ville de l’ouest de la Macédoine du Nord, là où on parle bien plus albanais que macédoniens car il y a plus d’albanais que de macédoniens. Logique.
Le demandeur
Bonjour, hello, zdravo, përshëndetje, hallo, buongiorono ! (A part.) Anglais, Allemand, Italien, j’essaye un peu toutes les langues : on ne sait jamais qui va parler quoi en Macédoine. Non, je ne sais pas comment se dit “bonjour” en Fruit ou en Légume, ah ah ah !
Regard vaguement intéressé d’une préposée blonde, assise au bout d’un bureau. Elle ne se lève pas, reprend une conversation téléphonique. Un préposé de grande taille, debout lui, s’approche et parle anglais.
Le demandeur (complice)
Mais on va faire comme si tout le monde parlait Français.
Le préposé
Ah oui, vous êtes le français ? Et vous venez pour votre carte d’identité ?
Le demandeur
Oui, yes, da, po, ya, si, c’est ça. Mon nom est…
Le préposé
Je me souviens… Je regarde… Ah oui, votre dossier est là. Il a été accepté.
Le demandeur (enjoué)
Eurêka !
Regard mauvais du préposé. On n’est pas en Macédoine Grecque ici !
Le préposé
Maintenant, il faut qu’on vous prenne en photo.
Le demandeur
Si vous voulez j’en ai sur moi : le mois dernier, vous m’avez demandé d’en faire deux.
Le préposé
Ce n’était pas la peine : les règles ont changé, les photos faites ailleurs ne sont plus acceptées. Maintenant, c’est nous qui prenons la photo, ici. Et pour ça, il faut payer. Çà, sur la liste, les numéros 2, 3 et 4. Le 5 est aussi coché mais maintenant ce n’est plus la peine, je le raye. Maintenant, il faut aller payer. Vous revenez avec les preuves que vous avez payé et nous prendrons la photo.
Le demandeur
Vous n’êtes bien ouverts que les mardi et jeudi n’est-ce pas ?
Le préposé
Oui.
Le demandeur
Jusqu’à quelle heure ?
Le préposé
Midi.
Il est dix heures. Le demandeur rejoint son ami albanais qui l’attend à l’extérieur des bureaux : il n’a pas de bons souvenirs de ses démarches personnelles auprès de l’administration macédonienne en général alors il n’a pas voulu entrer.
Le demandeur
Mon dossier de demande de carte d’identité est revenu validé de Skopje. Maintenant je dois aller payer pour qu’ils me prennent en photo ici et que je revienne avec les preuves de paiement.
L’ami (un peu surpris)
Donc il faut aller payer à La Poste ou dans une banque ?
Le demandeur
Oui.
L’ami
Mais pour payer à La Poste ou dans une banque il faut un compte…
Le demandeur
Je crois bien, oui.
L’ami
Et toi tu n’as pas encore de compte…
Le demandeur
Ben, non.
L’ami
Parce que pour ouvrir un compte, il faut avoir une carte d’identité…
Le demandeur
Voilà.
L’ami
Mais tu n’as pas encore ta carte car tu n’as pas encore été pris en photo ?
Le demandeur
C’est là qu’est l’os…
L’ami
Nous sommes un drôle de pays tout de même.
Acte 2. A La Poste, premier épisode. La guichetière à les cheveux mi-longs. Ils ont une drôle de tenue, donnent l’impression que leur propriétaire vient de sortir de la douche, mais sans effet mouillé. Bizarre… L’ami tend la feuille remis par le préposé avec les numéros 2, 3 et 4 cochés, et le numéro 5 coché puis gribouillé ; à la guichetière, il parle albanais.
Le demandeur
Mais on va faire comme si tout le monde parlait Français.
L’ami
Nous voudrions des formulaires pour payer les trois services cochés sur cette liste.
La guichetière
Mais il y a quatre cases cochées.
L’ami
Non, la quatrième ne compte pas.
La guichetière
Vous êtes sûr ?
Silence. La guichetière passe trois formulaires carbonés à remplir. L’ami commence à en remplir un avec implication sous le regard de la guichetière. Soudain :
La guichetière
La liste, elle est à qui ?
Le demandeur
A moi.
La guichetière
Et vous avez un compte ici ?
Le demandeur
Non.
La guichetière
Alors vous ne pouvez pas payer. Avant, c’était possible, mais maintenant ça ne l’est plus. Les règles ont changé.
L’ami
Mais alors, où faut-il aller pour payer ?
La guichetière
Dans une banque. Normalement, maintenant, les banques acceptent les paiements sans compte.
L’ami
Vous êtes sûre ?
Silence. L’ami oublie de rendre les formulaires à la guichetière.
Acte 3. A la banque. La banquière est assise derrière un bureau. Sur le bureau, une plaque de plexiglas trop large, posée à la verticale, déborde sur les côtés. Face à elle, pas de chaises pour s’asseoir. Le demandeur et son ami vont parler en se penchant par-dessus la plaque. Personne ne porte de masque chirurgical bleu.
La banquière (parcourant la liste)
Donc il vous faut quatre formulaires de paiement ?
L’ami
Non, seulement trois.
La banquière
Mais quatre cases sont cochées !
L’ami
La quatrième ne compte pas.
La banquière
Et un compte ? Vous en avez un de compte ici ?
L’ami
Non, mais…
La banquière
Alors, ce n’est pas possible de payer dans une banque ; il faut aller à La Poste.
Le demandeur (secoué d’une vague impatience)
Mais les règles ont changé. A La Poste, on nous a dit d’aller dans une banque.
La banquière
Ah…Les règles ont changé… Je n’étais pas au courant.
Le demandeur
Eh donc ?
Silence. La banquière a un geste las. L’ami et le demandeur se parlent en a parte, sans se pencher par-dessus la plaque de plexiglas.
Le demandeur
On fait quoi ?
L’ami
On retourne à La Poste et je paye pour toi.
Le demandeur
Pourquoi ne pas faire ça ici ?
L’ami (rigolard)
J’ai gardé les formulaires de La Poste.
Il a l’air très fier de ce tour-là.
Acte 4. A La Poste. Les cheveux de la guichetière n’ont pas séché.
La guichetière
Donc pas de quatrième formulaire ?
L’ami
Non.
La guichetière
Vous êtes sûr ?
L’ami
Oui.
La guichetière
Ça fait deux mille sept cents denars.
Le demandeur paye et la guichetière donne à l’ami la partie carbonée des formulaires. Nouvelle a parte.
Le demandeur
Tu es sûr que ça va marcher ?
Court silence.
L’ami
Il n’y a pas de raison : j’ai bien mis ton nom et que je payais pour toi dans la case « objet ».
Le demandeur
Ah… Si mon nom dans la case « objet » alors…
Acte 5. Dans les bureaux des services de la Police Migratoire de Tetovo, juste avant midi.
Le demandeur (brandissant les parties carbonées de formulaires de paiement)
Voilà ! J’ai payé et je suis revenu avant midi.
Le préposé
Très bien. Mon collègue, là, dans le bureau d’à côté va vous prendre en photo.
Le demandeur (un peu déçu)
Et mes preuves de paiement, je les donne à qui ?
Le préposé
A lui.
Le préposé parle à son collègue en albanais ou en macédonien. Tout le monde ne parle pas français finalement. Le collègue est très en surpoids. Son bureau est minuscule et sans fenêtre. Dans un coin de la pièce, un appareil-photo numérique sur pied cerné de piles de dossiers. Dans le coin opposé, une chaise fait face à l’appareil.
Le collègue (sans se lever)
Entrez. Asseyez-vous sur la chaise.
Le demandeur (en s’asseyant)
Les preuves de paiement pour la photo, c’est à vous que je les donne ?
Le collègue
Pas besoin. Tenez-vous droit et regardez l’objectif.
Clic-clac-kodak.
Le collègue
Et maintenant, posez votre index gauche là.
Il montre une petite plaque numérique posée sur un coin de table, près de l’appareil-photo.
Le demandeur (s’exécutant)
C’est gratuit ça ?
Le collègue
Avant, non. Mais les règles ont changé. Maintenant, votre index droit.
Le demandeur (à lui-même)
Ah, c’était pour ça la case 5, la quatrième…
Le collègue
Repassez dans quinze jours, votre carte d’identité sera prête.
Il remet un récépissé au demandeur. Celui-ci le plie en deux, y glisse les trois preuves de paiement qui ne lui ont pas été réclamé, et fourre le tout dans son sac à dos. En vrac. D’habitude, il range ce genre de papiers à l’intérieur de son agenda taille A4. Mais les règles ont dû changer…

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