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"Eve et Louis, années Mitterrand", dernier polissage avant édition

C'est sûr maintenant ! Mon deuxième roman, suite à l'envers du premier, et partie centrale d'une trilogie inspirée par mon "roman familial" maternel, EVE ET LOUIS MITTERRAND, paraîtra au premier trimestre 2024. Il était temps...


Je suis donc en pleine opération relecture/correction/réécriture, et c'est à la fois passionnant et très long. Entre autres parce que, pour chaque livre, je cherche une musique qui lui soit propre, et pour ça, je le relis à haute voix... Pauvre voisin !


J'ai commencé ce travail il y a près d'un mois et j'en entame seulement le dernier tiers.


Et je partage ici un extrait de ce que je viens juste de retravailler : espérons que cette sorte de hasard fera bien les choses et vous donnera envie de découvrir le livre en entier dans quelques semaines...


"Tout à ses folies sorbonnardes ou patineuses, le farfelu quatuor du ciné-club Louis-le-Grand n’avait pas vu venir la déculottée socialiste des législatives de mars 86 ni l’inattendue cohabitation qui s’en suivit. Pourtant, ses membres se prétendaient « engagés » ou « concernés », surtout Eve et Charles qui avaient un jour confié à leurs deux amis que le succès de la gauche en 81 s’était préparé chez eux. Depuis, une énergie noire qu’il ne savait pas nommer, un rejet instinctif, peut-être même un dégoût, les poussaient à se détourner de ce qu’était devenue la Politique, à l’ignorer, à la percevoir comme une chose vaine qui ne sauvait ni les pays du déclin ni les pères de la mort. Ainsi Fabrice, en début d’année civile, avait-il passé davantage de nuits à peaufiner son imitation de Jacques Chirac qu’à en suivre les intrigues pour accéder au sommet de l’État. Quant à Louis, il avait occupé le peu de son temps libre hivernal à visiter Paris à pied avec Tante Annie, tentant vainement d’oublier qu’il aurait préféré être avec Charles, marcher près de lui, se réchauffer contre lui, lui tenir la main encore et encore, par exemple dans ce singulier quartier qu’était en train de devenir le Marais, là, juste derrière l’usine Beaubourg qui n’arborait que quelques couleurs de l’arc-en-ciel et aucun tuyau rose.


De leur côté, dès le printemps, et anticipant que nulle légumineuse, qu’elle s’appelât Fabius ou Chirac, n’empêcherait la marche nouvelle du monde de conduire le plus grand nombre à plus de précarité, Eve et Charles commencèrent à se demander comment faire partie, quoiqu’il arrivât, de la minorité heureuse et non précaire : au fond, depuis leur naissance, ils pétaient dans une soie relative et n’auraient donc rien contre manger à la table de ce qu’on nommerait bientôt « la gauche caviar ».


Durant leur mois d’avril sans Fabrice, les grands ados Barré dinèrent souvent chez eux, ce qui ne leur était pas arrivé depuis des mois. Leur mère n’avait pas, entre temps, soigné son aversion pour les courses alimentaires qui confinait au TOC ou Trouble Obsessionnel Compulsif — une expression qui commençait à circuler dans les milieux de la psychiatrie française alors que, dans ceux du social et de l’emploi, on parlait surtout des TUC (Travaux d’Utilité Collective) : les menus des diners familiaux tardifs oscillèrent donc à l’époque entre pâté de foie sous vide ou soupe en conserve en entrée, spaghettis-Panzani-sauce-bolognaise-Buitoni ou couscous-Garbit-c’est-bon-comme-là-bas-dis en plat de résistance, et, en dessert, fruit, fruit ou fruit, tous achetés par Charles au magasin primeur où il allait pisser du temps où il se rendait seul à l’école, et dont il connaissait désormais, grâce à Louis, le nom de la caissière-vendeuse, ou plutôt le surnom : Tante Annie.


A cette table familiale où se servirent des repas plus indigents que ceux d’une cantine, et en ce printemps où un nouveau Premier ministre — mais déjà vieux briscard à casseroles de la politique — se choisissait pour modèle le cow-boy Reagan et la chevaline Thatcher, Eve et son frère se retrouvèrent à arbitrer les débats sans fin qui opposaient leurs parents, déçus du socialisme. Les questions qui les agitaient étaient nombreuses — et vaines aux yeux de leur progéniture. La démocratie fonctionnait-elle encore quand son élan s’engluait pour deux sièges d’écart à l’Assemblée Nationale ? François avait-il eu raison d’imposer la proportionnelle aux dernières législatives ? Ce faisant, n’avait-il pas fait le lit de l’extrême droite ? Elle venait en effet d’entrer avec fracas dans l’hémicycle, menée par Jean-Marie le borgne. Dans un autre registre, François devait-il enfin révéler son cancer à la Nation ? Voire révéler dans la foulée l’existence de sa fille d’un autre lit ? Devait-il ou non se représenter en 1988 ? Car oui, avec deux ans d’avance, cette question-là était déjà dans toutes les têtes — au moins au Parti socialiste —, excepté, en fait, dans celle de Claudine Barré qui prédisait que Tonton serait mort avant ça et qu’il l’aurait bien mérité. Elle grommela cette anathème une fois, deux fois, trois fois. À la quatrième, son Jean-Michel de mari décréta qu’il ferait désormais chambre à part — c’est-à-dire qu’il irait dormir au salon, interdisant du même coup tout accès à la télévision en soirée.


L’empêchement rapprocha le frère et la sœur, condamnés à lire et relire les mêmes livres dans les lits single de leur chambre commune. Pour mieux pouvoir se parler et se confier, ils les avaient collés l’un à l’autre au milieu de la pièce, se créant un îlot carré bien à eux, pile dans l’axe de la fenêtre. La nuit, la lumière lunaire qui les baignait quand l’air de Paris n’était pas trop pollué leur paraissait la seule chose nette et claire émanant d’un monde extérieur qu’ils avaient du mal à comprendre, un monde qui décidément n’était pas celui auquel ils s’attendaient, eux qui, grâce au matériel de prise de son de Charles, avaient entendu naître là, tout près, dans le salon familial, des promesses de lendemains qui chantent. Mais les peines de prison des barbouzes criminels de l’affaire Greenpeace — qui avait fait un mort — avaient été commuées en emplois dans l’armée, les ancestrales fortunes françaises (exception faite de celle de l’empereur-père de Fabrice) avaient grossi au même rythme que les chiffres du chômage, et, aux fêtes du vice-roi Lang, on voyait toujours les mêmes têtes à lunettes, au-dessus de cous emperlousés, de corps sveltes vêtus Mugler ou Agnès B, et de bras qui donnaient l’heure suisse.


Leurs mondes intérieurs, les enfants Barré les trouvaient tout aussi troubles, indistincts, pour ne pas dire inquiétants. Eve avait entendu parler d’une école européenne de cinéma qui ouvrirait bientôt à Paris et se préparait à en passer le concours — ce qui ne lui paraissait ni très créatif ni très artistique, mais que pouvait-elle faire d’autres ? Une fois qu’on a décidé, pour se rassurer, qu’on va tout faire pour qu’elle soit minimalement « normale », la vie humaine s’apparente à celle d’un cheval de trait à œillères ; et Eve, à son âge, ne se sentait déjà plus capable de virer du col pour suivre d’autres chemins, des sentiers plus aventuriers, car tous lui semblaient bouchés. Au pire, elle se disait qu’un jour, peut-être, le ciel s’éclaircirait… C’était sa manière à elle de se raconter des histoires.


Charles, lui, savait depuis longtemps ce qu’il voulait faire et, une fois passé le temps des jeux et du plaisir avec ses amis, il travaillait à fond ses maths et sa physique : les deux matières étaient déterminantes pour entrer à l’École Louis Lumière. Côté sentiment et sexualité, le flou et l’ombre étaient de mise. Bien sûr, Louis le troublait, le touchait même, mais Charles ne se voyait pas aimer un autre homme ; un tel amour entrait trop mal dans les cases où ranger les choses et les gens qu’il tenait de ses parents et de la société tout entière. Et puis on parlait de plus en plus de cette maladie mortelle transmise sexuellement et qui semblait n’affecter que les homosexuels… Ses parents en parlaient parfois, du SIDA, quand ils ne s’étrillaient pas à propos des dernières piques que s’était lancées le couple d’hommes attablé, lui, au sommet de l’État. Un soir, sans que personne ne relevât, Jean-Michel fit mention qu’un collègue de l’Institut Pasteur, le professeur Luc Montagnier, lui avait proposé de rejoindre son équipe ; elle travaillait depuis peu sur les rétrovirus, dont justement celui du SIDA. Pour l’instant, il avait refusé la main tendue.


Eve aussi aimait sincèrement Louis, même si elle ignorait comment et surtout pourquoi il était entré dans sa vie. Dans leur vie, à Charles et à elle, puisque ce nouvel ami semblait s’attacher tour à tour à l’un puis à l’autre, comme indécis, ou bien trop plein d’appétits. Le meneur physique de la brigade du pire, c’était Fabrice bien sûr, mais celui qui entêtait, qui forçait à s’interroger, c’était Louis. Il avait des regards, d’imperceptibles hochements de tête, et des mots parfois, qui attiraient et donnaient envie d’aimer. Pas lui en particulier qui, pour l’instant, semblait plutôt asexué, dans ses mines comme dans sa manière de s’habiller, mais d’aimer en général, de se laisser porter par ce souffle qu’est l’amour, attacher par ce lien qu’un rien peut tisser ou rompre. Oui, il y avait quelque chose de l’entremetteur de sentiments chez Louis, un air de ne pas y toucher qui aimantait, polarisait, comme si dans une farandole à mille corps il y avait cinq cents Louis, un entre chaque non Louis, et que c’était eux qui tenaient par la main tous ceux qu’ils n’étaient pas. Louis l’alternateur, pareil à ce mécanisme soigneusement caché dans les voitures mais sans lequel rien ne serait possible..."


A suivre donc.




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