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Photo du rédacteurStéphane Aucante

Scènes de vie macédoine. Scène 1.

La Macédoine du Nord, où je vis depuis plus d'un mois maintenant, est un pays très théâtral : la Grèce, berceau de la tragédie et de la comédie, n'est pas loin... Et donc, après les portraits, contes, nouvelles et carnets de bord de Palestine, je vais essayer d'évoquer la Macédoine à travers de courtes scènes de théâtre. Rareté dans le domaine : l'auteur s'y mettra le plus souvent lui-même en scène... Première scène.


 

La contrôleuse a chaud


Tetovo, pointe ouest de la Macédoine du Nord. Bâtiment sans meubles ou presque de la Police Migratoire. Hall banal, escalier sonore, recoin sombre à droite. File d’attente devant une porte vitrée ; uniquement des hommes. Tout le monde joue des coudes : en Macédoine, pour entrer, il faut doubler.


Petit acte I


Robert est moitié albanais, moitié macédonien. Il parle les deux langues, a un bon niveau d’anglais, un plus médiocre en français, et m’aide dans mes démarches de demande de carte de séjour. Lui et moi sommes debout dans un réduit deux places, raides comme des accusés devant une cour pénale. Derrière un bureau sans ordinateur, une contrôleuse blonde est perchée sur un fauteuil à roulettes. Elle a de la chance : à l’entrée du service, sous l’encoignure de l’escalier, il n’y avait que des squelettes de chaises sans assises. Vêtue de triste, l’agente administrative parle à toute allure sans lever les yeux de sur les feuilles de mon dossier qu’elle manipule comme un prestidigitateur des cartes à jouer.


La contrôleuse

Ça ne va pas. Pas du tout. Là, les signatures sont en noir, pas en bleu. Là, là et là, il manque un tampon ; c’est important les tampons. Et ça, c’est quoi ça ? Le casier judiciaire vierge ? Quatre pages ? Pourquoi quatre pages ? D’habitude c’est une page avec un grand trait en biais. C’est un faux ?


Regard oblique, elle inspecte et secoue les quatre feuillets suspects ; on dirait qu’elle s’évente. Pour la première fois, Robert semble gêné. Il se penche pour expliquer, tend sa main pour montrer : une tapette sèche donnée à quatre doigts et ongles vernis bicolore le stoppe net.


Robert

C’est la nouvelle version de l’attestation de casier judiciaire vierge en France…


La contrôleuse (dubitative)

Ah bon ?... Et du bleu, pourquoi il n’y a pas de bleu ? Pas de signature ! Pas de tampon ! C’est ça la France ?


Là, elle relève la tête, verticalant ses yeux, et exhibe un sourire vache ; son visage est triangulaire, son nez retroussé. Robert n’a pas le temps de répondre : la magicienne fait surgir du dossier une autre feuille tout de noir imprimée.


La contrôleuse

Et pour ce diplôme, là, il faudrait aussi un tampon bleu. L’original quoi !


Robert écoute ce que je lui dis. La contrôleuse parle avec son collègue coincé avec elle dans la pièce.


Robert (me traduisant)

C’est un vieux diplôme. A l’époque, en France, on tamponnait en noir. Et de toute façon, l’original est encadré doré et accroché au mur.


Ce qui est faux : le papier mou jauni datant de 1988 est glissé sous une vulgaire pochette en plastique transparent, elle-même rangée dans un vieux porte-documents à soufflets.


La contrôleuse

Non, vraiment, ça ne va pas du tout. Il faut plus de bleu, des signatures, des tampons. Et pour le diplôme, faites certifier par un notaire. Et puis revenez.


La contrôleuse rend le dossier en vrac à Robert sans le regarder. Chez le notaire, nous y sommes déjà allés trois fois. Là-bas aussi c’est pièce commune pour travailler, mais à quatre derrière quatre bureaux. Et là-bas non plus il n’y a pas de chaises pour s’asseoir devant les bureaux. En Macédoine, à part au bar-restaurant et chez le coiffeur, on reste debout.


Petit acte II


Deux jours plus tard. Dehors, il fait chaud. Dedans, la lumière est lumineuse et les fenêtres grandes ouvertes. La contrôleuse folâtre debout dans le couloir du service quand Robert et moi entrons après avoir doublé ; elle porte une robe vert vif et est plus maquillée que la première fois. Ses yeux levés à l’horizontal nous reconnaissent.


La contrôleuse

Ah, c’est vous ! Quelle chaleur hein ? Venez, venez dans le bureau !


La voilà qui sourit en rejoignant son poste de travail — un sourire de dos, c’est déjà ça. En entrant dans le cagibi, elle lance une blague à son collègue de bureau ; Robert n’a pas l’air de la trouver drôle. Arrivée à son fauteuil qui roule, la femme s’assoit de biais pour tourner tout son corps, peau de pêche et tissu Grany Smith, vers la fenêtre ouverte à sa droite, derrière son collègue.


La contrôleuse

Oh là là qu’il fait chaud !


Robert tend mon dossier : bis repetita. Cette fois-ci, quelques secondes, en faire indubitablement un éventail. Puis, se détourner de la fenêtre mais pas trop, et étaler les feuilles sur le bureau vide.


La contrôleuse

Oui, c’est bien. Ça a l’air très bien. Des tampons, du bleu, des signatures, partout où il faut. Mais quand même hein, ce casier judiciaire sans trait, sans tampon, sans bleu, sans rien…


Face aux quatre pages, ne plus avoir l’air suspicieux mais sincèrement attristé. On vit en cet instant la fin d’un monde, celui de la page unique de casier judiciaire vierge barrée d’un trait oblique…


Robert

Les demandes se font en ligne maintenant. Quelques heures après, on reçoit ça en pdf et on l’imprime.


Prendre soin d’afficher un air de dégoût scandalisé en prononçant « ça ».


La contrôleuse

Allez, ce n’est pas grave. Pas grave du tout. Il m’a l’air bien ce dossier, très bien même. Je le regarderai mieux plus tard. Là, je ne suis pas assez concentrée ; il fait trop chaud, vraiment trop chaud, j’ai mes chaleurs. Oui, je le regarde plus tard et s’il y a un problème, je vous appelle. C’est quoi votre numéro ?


La contrôleuse reluque Robert comme si elle lui demandait son numéro en vue d’un rendez-vous galant. Machinalement, il égrène les chiffres en anglais : lui et moi on ne se quitte plus depuis quatre jours — les démarches administratives sont longues, très longues en Macédoine du Nord — et, ensemble, on parle anglais.


Le collègue de bureau (surpris)

Ah ? Lui anglais ?


Robert

Non, français.


Le collègue de bureau

Ah, français ! Langue de l’amour !



La contrôleuse

Paris ! Tour Eiffel !


Robert sourit ; moi aussi. Les deux contrôleurs se lèvent, nous contournent et vont semer la bonne nouvelle dans le couloir : il y a un français de passage dans le service ! D’autres collègues sortent d’autres bureaux, prononcent joyeusement quelques mots de français ; d’allemands ou d’italiens quand ils ne connaissent que ces langues étrangères. Impression de détente, de bonheur volé. Qui ne peut pas durer dans une partie de l’ex-Yougoslavie.


La contrôleuse (fort et devant tout le monde)

Promis, je regarde le dossier quand il fait moins chaud, puis je vous appelle.


Elle tourne ses talons hauts surmontés de chair et de vert et retourne dans son bureau. Les autres en font autant


Voix 1

Au revoir !


Voix 2

Auf viedersen !!


Voix 3

Ciao !!!


En guise de réponse, Robert et moi agitons nos mains en l’air, comme sur le quai d’un port. Nous souhaitons ainsi bon voyage à mon dossier car les mers administratives sont partout capricieuses…


De l’autre côté de la porte vitrée, en bout de file d’attente silencieuse, presque peureuse, un vieil homme maigre est assis sur le squelette d’une chaise. Ne pas le regarder trop longuement et sortir dans l’été qui fait 35 degrés.


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