Ou plutôt un extrait de ce qui sera sans doute l'avant-dernière "grande scène" du livre, un certain 14 juillet 1989... Eh oui ! Le Bicentenaire de la Révolution Française ! Forcément, mes quatre héros tous un peu gauchos et férus d'Histoire (parce ce qu'ils font des études) ne pouvaient pas ne pas y être...
(PS : si vous y étiez aussi, je suis preneur de photos)
En attendant, extrait donc :
"Sur les Champs, le rendez-vous est prévu à dix-huit heures, à l’arrière du Drugstore Publicis, un autre lieu qu’affectionnait le quatuor au temps de « ces années-là ». Mauvaise idée : lorsqu’Eve et Charles arrivent en premier, la zone est déjà noire de monde car elle proche du point de départ des différents tableaux promis pour le défilé. Les artistes impliqués — il paraît qu’ils sont au moins six milles — sont répartis de l’autre côté de l’Arc de Triomphe, entre les avenues Foch, Wagram et de la Grande Armée. Le frère et la soeur cherchent un endroit surélevé d’où guetter leurs deux amis. En lui faisant la courte échelle, l’un réussit à faire asseoir l’autre, en jupe à volants qui lui chatouillent le nez pendant qu’il la hisse, au bord du toit d’un abribus. La guetteuse plisse des yeux, pose une main en visière sur son front pour se protéger du soleil — qui semble fuir trop lentement de noirs nuages qui le poursuivent — mais il y a tellement de têtes, d’épaules, de corps en liesse autour d’elle, qu’elle ne voit rien, si ce n’est que derrière la foule, des CRS — encore eux, mais calmes et souriants aujourd’hui, car eux-aussi le cœur à la fête, c’est-à-dire à l’oubli — sont en train de fermer le périmètre aux nouveaux arrivants ; ils les orientent plus bas, vers les carrefours Georges V et Franklin Roosevelt. Fabrice et Louis font partie des premiers spectateurs ainsi refoulés. Ils voient Eve là-bas, figée en vigie sur son abribus, mais ils ont beau crié son nom dans le tumulte, levé et secoué les bras, elle ne les voit pas, elle. Elle sait pourtant que sa vue a baissé depuis qu’elle passe des dizaines d’heures sur les tables de montage de son école, mais, pour l’instant, coquette, elle refuse de porter des lunettes, elle dit que ça ne va à son nez. Par contre, elle a essayé les lentilles de contact, mais ça la fait pleurer.
Eve au vent en surplomb de la foule a-t-elle pleuré quand elle a compris que les retrouvailles tant désirées avaient échoué ? Non, elle est forte Eve, elle a appris depuis longtemps à dissimuler ses sentiments ; que c’est la seule façon de réussir dans la société qui l’attend, celle des nouveaux loups de la politique, de l’art et de la finance. Et donc, si ses joues sont mouillées, c’est uniquement à cause de la pluie fine qui s’est mise à tomber : le soleil n’a pas tenu la cadence comme parfois — comme en juin 84 ou en décembre 88 —, les nues qui le chassaient l’ont happé, et il fait soudain gris sur la place du Triomphe et ses avenues en rayon, comme si la nuit avait voulu venir plus tôt, lancer la fête plus tôt, car, de nos jours, on ne sait jamais ce qui peut advenir… Tenez : on laisse des étudiants se rassembler pacifiquement sur une place avec leurs vélos, on laisse faire, l’air de rien, et puis, un matin tôt, on les écrase…
Surgi du crépuscule, et d’un brouillard dont nul ne sait s’il est réel ou artificiel, le premier tableau du défilé saisit les spectateurs, en suspend d’un coup les cris de joie et les sifflets de contentement. Il fait oublier à Eve son dépit de n’avoir pas aperçu ses amis, à Charles sa peur de se retrouver trop près de Louis, trop serré contre lui dans la foule. Un immense tambour chinois vient d’apparaître, porté par une forêt d’échafaudage en bambou. Devant et autour de lui, des centaines de figurants asiatiques, tous vêtus de bleu, à l’identique, poussent gravement des bicyclettes dont ils actionnent en cadence les sonnettes. Leurs stridulations intensifient le silence, aiguisent l’émotion, la rendent coupante comme une colère rentrée. Ce que les télévisions du monde n’ont pas réussi à transmettre de ce qui s’est passé un mois plus tôt place Tian’anmen surgit là, sans prévenir, par le génie d’un artiste qui sait ce que peut la force d’une simple image. Eve est admirative et jalouse à la fois. Elle et Charles — qui l’a rejoint sur l’abribus — sont parmi les premiers à briser le recueillement et à applaudir. S’en suivent deux heures d’ovation continue, de déflagration ahurie et fascinée se mouvant par vagues au rythme des tableaux qui s’enchainent sous la pluie devenue bruine. Devenue neige quand surgit une scène en défilé évoquant la Russie, toute aussi membre qu’une autre de cette « famille humaine », de ces « tribus planétaires » que Jean-Paul Goude a voulu célébrer dans son show que la météo maussade au fond magnifie, brouillard, pluie, bruine et neige devenant soudain fumée âcre au passage d’une locomotive immense qui, oui, c’est complètement fou, descend les Champs-Elysées. Hommage d’un génie à un autre, à Jules Renoir et son film-chef d’œuvre « La Bête Humaine ». Cette fois-ci, Eve la cinéphile pleure comme pleurent plus bas sur l’avenue Fabrice et Louis. L’émotion artistique est au fond la plus belle d’entre toutes : plus encore que l’amitié ou l’amour, elle relie les êtres et les fait s’unir, parfois se lever pour combattre. Ou danser..."
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